Ci-dessous des extraits
d'un entretien avec le chroniqueur saoudien Mansour Al-Nogaidan, diffusé
sur Al-Arabiya le 11 décembre 2009.
Note : Takfir = accusation d'hérésie dirigée contre des individus,
groupes, communautés, sociétés ou pays musulmans.
Présentateur : Vous dites que les victoires sécuritaires contre
Al-Qaïda ne s'accompagnent pas de victoires idéologiques.
Mansour Al-Nogaidan : Absolument. Bon nombre de personnes chargées
de combattre ces idées saisissent mal quel est le problème, quand
elles n'en font pas elles-mêmes partie.
Présentateur : Comment peuvent-elles faire partie du problème
si elles sont censées le régler ?
Mansour Al-Nogaidan : Ces gens croient qu'il est possible de
contenir l'idéologie du takfir et qu'il conviendrait de dissocier
le takfir de l'Etat du takfir des individus ou des communautés.
C'est là le problème. Plusieurs, parmi ceux qui étaient chargés
de cette mission, ont émis des fatwas de takfir contre
des individus, des communautés ou des groupes musulmans qui, à leurs
yeux, ne sont pas croyants. C'est un gros problème. Aujourd'hui, en
Arabie saoudite et dans le monde musulman en général, quand un religieux
émet une fatwa de takfir, il ne fait pas qu'exprimer
une opinion. Il incite au meurtre et à la violence.
Présentateur : Demandez-vous la fin de toutes les fatwas
de takfir, quelles qu'en soient la cible ?
Mansour Al-Nogaidan : Oui.
[...]
Pour beaucoup, le takfir est une forme de liberté d'expression,
mais c'est faux. Dans une société musulmane, le takfir d'un
individu ou d'un groupe est une incitation à attaquer, tuer et verser
le sang. Il s'agit d'un crime de droit commun, non de liberté d'expression.
Présentateur : Mais n'est-ce pas l'un des rôles du mufti de
dire que tel acte constitue une hérésie et que tel individu a commis
une hérésie ?
Mansour Al-Nogaidan : Non, ce n'est pas son rôle. L'unique rôle
du mufti est d'orienter les gens vers ce dont ils ont besoin dans leur
culte personnel de Dieu.
[...]
Si vous marchez en boitant et faites l'aveugle face au takfir,
vous n'atteindrez pas vos objectifs.
Présentateur : Qu'est-ce que vous voulez dire par "marcher
en boitant et faire l'aveugle" face aux idées de takfir
?
Mansour Al-Nogaidan : Vous ne pouvez pas parler d'éliminer les
idées de takfir tant que les prédicateurs de mosquées et les
enseignants y croient. C'est un gros problème en Arabie saoudite.
Présentateur : Vous pensez qu'il y a encore des gens qui...
Mansour Al-Nogaidan : En Arabie saoudite et ailleurs. Oui. Nous
avons encore du chemin à faire pour l'éliminer.
Présentateur : Les gens qui croient en l'idéologie du takfir,
en quoi se distinguent-ils d'Al-Qaïda ?
Mansour Al-Nogaidan : Il n'y a pas de différence. Il n'y a qu'une
différence de mise en œuvre.
[...]
Il y a des musulmans et des non-musulmans, mais le takfir est-il
une loi de l'islam ? Non, il ne l'est pas. Ce n'est pas l'affaire des
musulmans aujourd'hui de porter un jugement sur la foi des gens.
[...]
Il existe des centaines de livres sur les lois et les règlements du
takfir ; ils devraient tous être jetés à la poubelle. C'est l'une
des catastrophes qui frappent les musulmans aujourd'hui.
[...]
Présentateur : En d'autres termes, vous voulez abolir toutes
les lois de takfir.
Mansour Al-Nogaidan : Oui, et les musulmans doivent faire leur
propre examen avant de regarder les autres.
[...]
Le problème des musulmans n'est pas qu'ils croient en Dieu, au Prophète
et au Coran. Notre problème est lié à la façon dont nous traitons
les autres et coexistons avec eux, qu'ils soient ou non musulmans.
Présentateur : Devons-nous changer notre religion pour plaire
aux autres ?
Mansour Al-Nogaidan : Vous n'en serez pas moins musulman si on
vous apprend que l'islam doit se fonder sur la tolérance, le respect
d'autrui et le respect de sa religion. Vous n'aurez pas changé de religion.
Vous serez un bon croyant.
[...]
Les musulmans traversent une crise, un sentiment de peur, d'échec et
de frustration. Ils en sont venus à croire que notre violence contre
le monde – nous jetons nos lances dans tous les sens – nous conduira
à la victoire. Loin de nous apporter la victoire, elle est un aveu
d'échec complet, car la véritable réussite ne réside pas dans le
fait de mourir pour Allah, mais dans la vie pour Allah - vivre pour
bâtir sa nation plutôt que mourir pour détruire le monde. Il n'y
a plus aujourd'hui de djihad par l'épée, de djihad offensif
ou de djihad contre les infidèles. Le monde actuel est régi
par les droits de l'homme, les accords entre pays, la liberté de pensée,
la liberté d'expression et la liberté de culte.
Présentateur : Mais n'y a-t-il pas de justice, ni d'injustice
?
Mansour Al-Nogaidan :
Je parle de déclarer des guerres pour raisons religieuses. Cela doit
cesser, car c'est un phénomène du passé.
Présentateur : Pour quelles raisons faut-il déclarer la guerre,
alors ? S'il n'y a pas d'autre recours ?
Mansour Al-Nogaidan : Pour défendre son pays et résister à
l'occupation. On peut comprendre. Mais je parle d'autre chose. Je parle
de djihad religieux, de guerre sainte, qui incite les gens à
attaquer, tuer, commettre des violations, sanctionner le meurtre et
le pillage – contre des groupes, des individus, des Etats ou des sociétés
– pour des raisons religieuses. Aujourd'hui, c'est une honte de parler
de djihad de l'épée, ou de djihad offensif, ou de dire
que dans les circonstances actuelles, les musulmans sont incapables
de mener le djihad et qu'ils devraient donc se limiter au
djihad défensif, et toutes ces sornettes.
Présentateur : Il n'y a aucune différence entre ces deux (types
de djihad) ? Dire que le djihad, c'est le djihad
défensif, pas offensif, c'est un peu comme de soutenir les deux formes
de djihad.
Mansour Al-Nogaidan : Par extension, oui. Mais le problème principal
reste le djihad contre les autres pour des raisons religieuses.
Il doit prendre fin. Il ne suffit pas d'essayer de modérer ce djihad.
[...]
L'histoire expansionniste des musulmans n'est pas honteuse en soi. Chaque
nation, chaque civilisation – les Grecs, les Romains – s'est fondée
sur l'expansion. Cela est compréhensible. L'expansion musulmane de
l'Extrême-Orient à l'Andalousie ne s'est pas faite que par la prédication
de l'islam. D'énormes armées ont envahi des pays. C'est compréhensible.
C'est notre histoire. Nous ne devrions pas en avoir honte, parce que
c'est notre histoire. Mais nous parlons de la situation actuelle. Ce
qui s'est passé et ce qui a été écrit par les instances religieuses
aux 6ème, 7ème, 8ème, 10ème ou 11ème siècles de l'Hégire appartient
au passé. Le monde et l'époque actuels sont totalement différents,
et nous devons nous y adapter, afin de pouvoir coexister avec (autrui).
[...]
Présentateur : Vous avez écrit que les religions abrahamiques
sont la source de la violence.
Mansour Al-Nogaidan : C'est vrai. Elles (prêchent) la violence
et le meurtre à cause de la foi d'autrui. Une telle chose n'existe
pas dans les autres religions. Cela n'existe pas dans le bouddhisme
ou le confucianisme, par exemple. Les religions qui légalisent le meurtre
d'autrui en raison de sa foi différente, sur la base de textes religieux
qui y voient une expression de l'amour de Dieu – cela n'existe que
dans les religions abrahamiques.